Ambassadeur de Russie«Le point de non-retour? Des soldats luxembourgeois en Ukraine»
LUXEMBOURG – Sa parole est rare. L'ambassadeur de Russie au Luxembourg, Dmitry Lobanov, a accordé une interview exclusive à L'essentiel, plus d'un an après le début de la guerre en Ukraine.
- par
- Thomas Holzer

Passé par la Belgique et l'Autriche, Dmitry Lobanov est ambassadeur au Luxembourg depuis 2021.
Sollicité le premier jour de l'invasion, l'entretien avec Dmitry Lobanov a finalement eu lieu le jeudi 9 mars 2023 au château de Beggen, plus de deux semaines après le triste anniversaire du début de la guerre en Ukraine. Il ne voulait pas le faire à ce moment précis afin d'éviter que cela apparaisse comme «une provocation» et «par respect pour les Ukrainiens». Courtois et s'exprimant dans un français parfait, l'ambassadeur n'a éludé aucune question, sans jamais dévier de la ligne officielle russe.
L'essentiel: Lors de votre arrivée au Luxembourg il y a deux ans, vous attendiez-vous à cette situation?
Dmitry Lobanov, ambassadeur de Russie au Luxembourg: Bien sûr que non, personne ne s'y attendait. Mais la situation était tendue dans le monde depuis plusieurs années. Vladimir Poutine avait tout dit de la menace qui planait sur notre pays. Rien n'a été écouté et vous connaissez la suite…
La suite, c'est la guerre. Le mot est-il toujours tabou?
Des journalistes et des députés l'utilisent, mais notre position officielle est qu'il s'agit toujours d'une «opération militaire spéciale». Chose importante, la Russie n'a pas déclaré la guerre à l'Ukraine et l'Ukraine n'a pas déclaré la guerre à la Russie. Une guerre a pour objectif de détruire un pays et d‘écraser un peuple. C'est ce qu'il s'est passé lorsque les Américains ont envahi l'Irak, où entre 900 000 et 1,2 million de civils sont morts. En Ukraine, selon l'ONU, 9 000 civils ont péri. C'est 9 000 de trop mais les chiffres sont incomparables.
Nous ne voulons pas écraser l'Ukraine. Nos deux peuples sont frères, et il ne s'agit pas d'une métaphore. Nous sommes intimement liés par l'histoire, la culture et notre lutte contre l'Allemagne nazie (…) Pourquoi bombarde-t-on des infrastructures civiles? Car elles sont aussi utilisées à des fins militaires.
«Les États-Unis pourraient mettre fin à la guerre»
À titre personnel, considérez-vous cette opération comme juste?
Je dirais qu'elle était inévitable. L'histoire explique beaucoup de choses. La doctrine américaine plaidant pour l'affaiblissement total de la Russie a triomphé, tout comme il fallait trouver une raison d'être à l'OTAN. Les Américains ont d'abord misé sur une «petite» guerre en Europe avec la Yougoslavie, mais ça n'a pas suffi. Ils ont donc choisi un autre maillon faible: l'Ukraine.
Dans votre discours, les États-Unis apparaissent comme l'ennemi juré…
Parce qu'ils sont la cause de ce qui se passe en Ukraine, qui n'est pas un État indépendant. Le pays est géré par les États-Unis. L'Amérique pourrait très vite mettre fin à cette guerre, simplement en disant aux Ukrainiens d'arrêter les hostilités et en stoppant ces fournitures d'armes à l'infini.

Le président américain Joe Biden et le président ukrainien Volodymyr Zelensky.
Quels sont les objectifs de la Russie?
Ils sont bien connus. Tout d'abord démilitariser l'Ukraine pour que cet État ne puisse plus jamais menacer la Russie, garantir sa neutralité et la dénazification. L'Occident connaît très mal ce qu'il s'y passe. Il y a trop de forces nazies, il faut les éradiquer.
Car le nazisme n'existe pas en Russie?
Justement, nous avons géré ce problème. Cela existait dans les années 90 et 2000, mais aujourd'hui il n'y en a pratiquement plus.
«Les Occidentaux vivent dans une bulle de désinformation»
Que répondez-vous aux accusations de propagande?
Elle est des deux côtés. Chacun présente les faits à sa façon. Les Occidentaux vivent dans une bulle de désinformation. Vous n'avez pas accès à notre information, les Russes n'ont pas accès à la vôtre. La liberté de la presse? Il existe en Occident des journalistes qui parlent vrai, mais je ne les entends pas dans les médias. Et vous prétendez qu'il existe une liberté de parole?
Il y a quand même des opposants à la guerre en Russie, des manifestations aussi…
Oui et non. Il y a eu quelques protestations au début, lorsque les gens ne comprenaient pas bien ce qu'il se passait. Mais alors que la bataille dure depuis un an, je peux vous assurer que toute la population est derrière nos fils. Les pacifistes auront leur mot à dire quand tout sera terminé, mais pas aujourd'hui.
L'économie russe souffre-t-elle des sanctions?
Elle est influencée, mais pas au point où vous l'aviez planifié. Une étude très sérieuse du Fonds monétaire international (FMI) nous assure même une croissance de 2,1% l'année prochaine. C'est une hausse respectable considérant ces énormes sanctions. Certains secteurs profitent même de la situation, comme l'agriculture (…) Je me suis moi-même rendu en Russie. Les restaurants, les musées, les cinémas, les magasins, tout fonctionne comme avant.

Mais il est compliqué de s'y rendre…
Assurément car il n'y a plus de vols directs, ce qui nous oblige à faire une escale à Istanbul. Et c'est très cher. La Turquie gagne beaucoup d'argent grâce à ces sanctions.
La Russie semble tout de même isolée par rapport à l’Occident…
Vous avez tort de parler de l'isolement. Les pays inamicaux sont finalement peu nombreux. Nous avons simplement réorienté notre développement vers d'autres régions, qui représentent les deux tiers de la planète en termes de population.
Le monde a changé. Vous pensez que la Russie souffre, mais je suis convaincu que vous souffrez plus que nous. Vous avez perdu votre source d'énergie inépuisable, ainsi que votre avantage concurrentiel vis-à-vis des États-Unis. Politiquement, l'Europe est accrochée aux pieds des Américains au sein de l'OTAN. C'est à la mode de parler de l'autonomie stratégique. Ce n'est plus le cas. Et je ne parle même pas de la perte de pouvoir d'achat, de l'inflation.
«Livrer des armes pour tuer nos soldats est ignoble»
Le Luxembourg est-il un pays inamical ?
Vous êtes membre et parmi les pays fondateurs de l’OTAN et de l'Union européenne. Vous participez activement à ces livraisons d'armes à l'Ukraine… Les Russes n'ont pas de haine vis-à-vis des Ukrainiens. C'est ce que fait l'Occident qui provoque notre indignation. Livrer des armes pour tuer nos soldats par l'intermédiaire des Ukrainiens – qui paient le prix en termes de morts – est ignoble.
Pourtant la population occidentale n'est pas hostile aux Russes…
C'est vrai concernant les Luxembourgeois, qui ne le sont pas. Mais il y a une vague de russophobie en Allemagne, en Pologne, en France aussi. Les manifestations à Luxembourg? Elles ne nous posent pas de problème, tant que cela se déroule sans agression. L'exécutif luxembourgeois a pris des mesures pour stopper cette vague naissante d'hostilités envers les Russes au Luxembourg. Ce sont des hommes politiques responsables, je leur en suis reconnaissant.

Des Russes ont-ils quitté le Luxembourg?
À ma connaissance non. Environ 2 000 Russes vivent au Luxembourg, beaucoup moins que les Ukrainiens. Nos compatriotes qui vivent au Luxembourg ont d'ailleurs beaucoup aidé les réfugiés ukrainiens.
«Avec le Luxembourg, tout est gelé»
Quelles sont vos relations avec les autorités luxembourgeoises?
J'ai rencontré MM. Bettel, Asselborn, Fayot, Bausch et d'autres ministres quand je suis arrivé au Luxembourg. Depuis, j'ai de bons contacts au ministère des Affaires étrangères. Nous pouvons échanger nos points de vue et nos positions sans aucun problème. D'autres ministères sont moins favorables à poursuivre la collaboration. Au niveau économique, commercial et culturel, tout est gelé. Cela m'étonne beaucoup, mais c'est le choix de la partie luxembourgeoise. Malheureusement.
Les relations entre le Luxembourg et la Russie étaient beaucoup plus vastes il y a quelques années. Nous avions beaucoup de projets, y compris dans le domaine spatial. Je ne sais pas si ces relations pourront être renouées. En tout cas, beaucoup de temps doit passer…
Quel serait le point de non-retour?
C'est très clair. L'envoi de soldats luxembourgeois sur le front en Ukraine serait évidemment le point de non-retour. Tant que ce n'est pas le cas, nous pouvons cohabiter et coopérer.
«La menace nucléaire? Cela peut dégénérer»
Beaucoup de résidents ont peur de la menace nucléaire…
Ils ont raison. Comme moi, comme tout le monde. La première puissance nucléaire mondiale – la Russie – est opposée à une partie – l'Ukraine – armée par d'autres puissances nucléaires (États-Unis, France, Grande-Bretagne). Cela peut dégénérer. C'est pourquoi il est urgent de mettre fin à ce conflit (…) L'utilisation de l'arme nucléaire ne dépend pas de Vladimir Poutine, mais de la doctrine militaire russe. Le recours à l'arme atomique y est clairement défini. J'espère que nous n'en sommes pas encore là.

Avez-vous des relations directes avec MM. Poutine et Lavrov?
Avec Vladimir Poutine, certainement pas. Il m'a confié cette tâche d'ambassadeur au Luxembourg. Concernant Sergueï Lavrov, j'ai beaucoup travaillé avec lui au ministère. Il ne m'appelle pas tous les jours, mais je peux exprimer mes impressions. Des canaux existent pour écrire à Moscou.
«La défaite de la Russie est une utopie totale»
Que pensez-vous du président ukrainien Volodymyr Zelensky?
Je ne sais pas si les Ukrainiens l'aiment autant que l'Europe. Il est dans son rôle en réclamant des armes, mais ce n'est pas digne d'un responsable politique. Je pense qu'il devrait davantage penser à sa population qui souffre énormément.
Comment peut-on sortir de ce conflit?
La question est compliquée et simple à la fois. La défaite de la Russie est une utopie totale et la Russie ne veut pas l'écrasement total de l'Ukraine. Les pourparlers diplomatiques sont une autre possibilité. Croyez-le ou non, mais nous étions à deux doigts d'un accord à Istanbul. Sauf que Zelensky, dirigé par Washington et Londres, a rompu les discussions. Aujourd'hui, il n'y a plus rien. Mais plus le temps passe, plus il sera difficile de trouver une solution…